jeudi 24 février 2011

#10

Les visages se sculptent. Je reviens aux escaliers de l’immeuble. Je m’asseyais souvent sur la marche à côté du carreau au verre cassé. Et je laissais le courant d’air me tenir tête, en jetant un regard sur le terrain vert. Terrain dévasté qui me revient discrètement à chaque fois que je regarde Stalker de Tarkovski. Derrière l’immeuble c’était « la zone ». Lieu mythique et interdit (à l’enfant). « C’est sale ! » disait-on. L’endroit est infesté de déchets. Il y a en effet les quatre décharges où aboutissent les conduits de poubelles de tous les appartements. Et tous les restes de vie des habitants, tous leurs sacrifices, toutes leurs histoires étaient entassées là-bas. La fin de journée arrivait l’éboueur vénéré et emporte le péché du monde à la benne tasseuse.
Je pouvais rester des heures à braver l’air et son odeur, juste pour regarder ce vert irrésistible. L’odeur portait elle aussi des secrets. Je pouvais distinguer les restes du thé de la veille. Mais je n’arrivais certainement pas à la maitrise du père T (l’éboueur). C’était un fin dialecticien-matérialiste. Il avait classé les ménages de l’immeuble en catégories selon leurs restes. Les bourgeois ; les « campagnards » ; les nouveaux riches ; les « pauvres fonctionnaires » ; …etc. Et faisait ses requêtes de charité le jour de l’Aïd selon sa classification. La « zone » était son territoire. Il nous chassait à chaque fois que nous essayions de nous approcher.
A propos, c’est en essayant d’aller à la « zone » que j’ai noué mes premières amitiés avec les voisins. L’un des premiers « nous » dans lequel je me suis fondu, avec plus ou moins de plaisir. Une certaine jouissance en tout cas. Un « nous » pour l’aventure. Pour aller du côté des déchets, pour chercher les restes de l’autre et constituer un moi.

L’écriture est cela. Peut-être.

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